2.
Shushô marchait à petits pas à côté de Gankyû, toujours enfermé dans son mutisme. Elle allait légère, sautillant presque, son allure contrastant avec la démarche pesante de son compagnon. Il faisait froid, ce matin, dans les rues de la ville. Et la porte Reiken était encore bien loin pour une enfant. Shushô avait parcouru à marche forcée le long trajet qui l’avait menée du port de Hokken jusqu’ici, en seulement trois jours. La nuit à l’auberge n’avait certainement pas suffi à lui faire oublier sa fatigue. Pourtant, elle semblait toujours en pleine forme.
C’est vrai qu’elle avait craint, un moment, de ne pas arriver avant l’équinoxe. Mais elle y était parvenue. Et en plus, à son grand soulagement, elle avait pu engager un guide pour l’accompagner dans la mer Jaune. Elle connaissait l’existence de ces gardes du corps professionnels qui louaient leurs services aux ascensionnistes. Elle savait qu’il était préférable de faire appel à l’un d’eux. Mais Hakuto lui avait été volé, son plan de voyage en avait été bouleversé, et elle avait désespéré d’être à Ken suffisamment tôt pour en trouver un. En somme, elle avait eu beaucoup de chance. C’est en tout cas ce qu’elle se disait, et cela la rendait d’humeur plutôt joyeuse.
Enfin libérée de ses craintes, elle pouvait maintenant s’abandonner avec insouciance à sa curiosité. Elle suivait tranquillement Gankyû qui avait pris la direction du sud en longeant la muraille nord-ouest de la ville. Les avenues ressemblaient beaucoup à celles que l’on voyait à Renshô, notamment par leur taille. Mais les carrefours, eux, étaient bien plus surprenants. Dans la capitale, ils étaient totalement dégagés, alors qu’ici, se dressait, en plein milieu, un bâtiment, orné sur ses quatre côtés d’un grand portail de fer. Il en bouchait complètement la vue. De même, le mur d’enceinte, tout comme ceux des différents bâtiments de la ville, présentait d’étranges saillies ; et l’entrée de chaque échoppe était gardée par une solide porte de bois ou par une grille. Toutes ces particularités ne cessaient de surprendre Shushô.
Ils marchaient maintenant vers le sud-est et s’étaient mêlés au flot des gens qui suivaient la même direction. Peu de temps après, ils arrivèrent devant une porte monumentale.
— Regarde ! Il y a une porte là ! cria Shushô.
Le boulevard circulaire qui ceinturait la ville s’élargissait en une sorte de grande place sur laquelle la foule s’était déjà massée. Derrière elle, s’élevait une porte immense, surplombée d’un édifice à quatre étages.
— On est bien au sud-est, là ? demanda Shushô en levant les yeux vers Gankyû.
— Oui, c’est ça, répondit-il en soupirant, le regard tourné vers le bâtiment.
Les chefs-lieux de chaque préfecture possédaient, en général, douze portes orientées dans douze directions. Mais à Ken, les portes du Dragon et du Serpent, respectivement porte est-sud-est et sud-sud-est de la ville, étaient absentes. Entre ces deux points cardinaux, il n’y avait qu’une seule porte, au sud-est.
— C’est la porte de la Terre, expliqua-t-il.
Elle paraissait collée aux parois du mont qui se trouvaient derrière elle. Les pics effilés se découpaient en créneaux sur le fond noir d’un mur gigantesque, si large qu’on ne pouvait en voir les extrémités.
Les monts Kongô. Les monts qui touchent le ciel...
La porte de la Terre, parce qu’elle donne accès à la route qui conduit à la porte Reiken, l’une des quatre voies reliant le monde des humains à la mer Jaune, est la plus haute de la ville. À chaque équinoxe de printemps, quand la porte Reiken s’ouvre, les monstres qui vivent de l’autre côté se répandent à l’extérieur. Ou plutôt se répandaient. C’est pour les contenir qu’on avait fait construire une porte aussi imposante, en des temps très anciens. Elle était devenue moins vitale, depuis qu’il y a quelques centaines d’années une forteresse avait été érigée dans la mer Jaune et barrait la route aux yôma, du moins à ceux qui passaient même en temps de stabilité du royaume. Car en ce qui concerne ceux qui envahissaient le pays en temps de vacance du souverain ou de gouvernement non conforme à la Voie, personne ne savait où et comment ils sortaient de la mer Jaune. On avait toutefois conservé la porte de la Terre en l’état, solide et majestueuse, même si ces précautions ne s’imposaient plus.
— Elle est immense… murmura Shushô, ébahie.
Gankyû se tourna vers elle.
— C’est sûr. Mais ce n’est pas étonnant, réfléchis un peu. Tu as vu comme elle est renforcée ? Et tu as remarqué les différents bâtiments devant lesquels on est passés tout à l’heure ? Ils sont tous construits en pierre et leurs cours sont toutes couvertes d’un toit. Tu sais pourquoi ? À cause des yôma.
À Ken, aucune cour n’était à ciel ouvert. Toutes étaient protégées par un toit fait de plaques de cuivre assemblées qui, avec le temps, avaient pris la couleur bleutée du vert-de-gris. Les fenêtres étaient étroites, la plupart soigneusement grillagées, et les portes renforcées par des lames de fer entrecroisées. Les édifices plantés au milieu des carrefours, qui avaient tant surpris Shushô, étaient ce qu’on appelait des « donjons d’intersection ». Ils avaient pour fonction de servir d’abri contre les yôma, tout comme les saillies que présentaient en divers endroits le mur d’enceinte de la ville et ceux des bâtiments. De fait, les beffrois, dont la cloche permettait de prévenir de leurs attaques, étaient bien plus nombreux que dans toute autre ville du royaume. Ici, ce qui importait avant tout, c’était de se protéger.
Shushô tourna son regard vers Gankyû et lui fit son plus beau sourire.
— Les habitants doivent avoir la vie dure. Mais nous, on n’a pas à s’en faire !
Gankyû n’avait pas l’air de comprendre. Elle poursuivit d’une voix cristalline :
— ... Parce que nous sommes sous la protection de l’Empereur céleste, pff !
— Ah, oui, c’est vrai, j’oubliais… murmura-t-il, impassible, en entraînant son haku derrière lui.
Devant la porte close, les gens se tenaient immobiles, face à un groupe d’hommes, probablement des soldats, qui stationnaient au pied des énormes battants. Au-dessus, sur le chemin de ronde qui bordait le bâtiment, d’autres hommes en armes, des torches à la main, surveillaient les abords. Le nombre de personnes présentes était impressionnant. Pourtant, le plus grand silence régnait en cet instant. Seul un léger murmure de voix chuchotées se faufilait parmi l’assemblée. Shushô s’étonna de la tension, presque palpable, qui flottait dans l’air :
— Tout le monde se tait…
— C’est normal. On va bientôt entrer dans la mer Jaune. Une fois qu’on y sera, il faudra attendre le solstice d’été pour en ressortir. Les gens savent ce que ça veut dire.
— Ah bon…
Gankyû la poussa dans le dos et lui fit traverser la foule. Au sud de la place, à côté de la porte de la Terre, se trouvait un temple. Malgré l’obscurité, on pouvait apercevoir à l’intérieur les fidèles se presser au milieu des fumées d’encens. Shushô n’avait jamais vu un pareil temple.
Tout en longueur, collé à même le mur d’enceinte, il ne possédait ni portique ni cour. Gankyû y pénétra d’un pas décidé. Elle le suivit des yeux, hésitant un moment, puis s’empressa de le rejoindre. Normalement, les temples étaient consacrés à quantité de divinités et de mages. Mais ici, une seule idole était exposée.
Qui est-ce ? se demanda Shushô.
L’absence de lumière l’empêchait de distinguer ses traits. Elle voyait juste une statue vêtue d’une cuirasse et parée d’une multitude de rubans.
Peut-être un dieu de la guerre, se dit-elle en repensant à celui qu’elle avait vu une fois dans un temple.
Shushô continuait à l’observer en silence quand Gankyû s’approcha et la força à baisser la tête.
— Mais arrête ! Qu’est-ce que tu fais ?
— Tais-toi ! Et prie pour qu’il ne nous arrive rien pendant le voyage. Là-bas, ce n’est plus le monde des humains.
Celui-ci s’arrêtait en effet au seuil de la porte de la Terre. Au-delà, il n’y avait plus qu’à prier les dieux et les mages, et s’en remettre à leur volonté.
À côté de l’autel, il y avait un seau empli d’eau, dans lequel des branches de pêcher étaient plongées. Gankyû en saisit une, dépourvue de feuilles, et commença à en asperger de gouttelettes Shushô et le haku : il invoquait pour eux la protection des dieux. Il procéda de manière identique pour lui-même et glissa ensuite la branche sous la selle de sa monture. Puis il se tourna vers le mur auquel étaient suspendues une série de petites tablettes en bois munies d’une cordelette, et en décrocha trois. Il en passa une autour du cou de Shushô.
— C’est quoi ?
— Je sais que tu n’en as pas besoin, mais porte la quand même, juste au cas où…
Elle prit l’objet dans sa main et l’examina.
— C’est un talisman ?
— Oui, une amulette de Kenrô Shinkun, le « mage chien-loup » : le protecteur des voyageurs de la mer Jaune.
La deuxième lui était destinée et il accrocha la troisième autour du cou de son haku. Les amulettes que Gankyû avait choisies semblaient très anciennes. On pouvait le voir à l’usure des caractères tracés à l’encre de Chine. Les gens qui les utilisaient les rapportaient au temple, au retour de leur traversée de la mer Jaune. Ainsi, les tablettes les plus usagées étaient celles qui avaient protégé le plus grand nombre de voyageurs, elles étaient donc supposées être plus efficaces. Les voyageurs pour la mer Jaune choisissaient celles-là en priorité.
Shushô se tourna vers la statue.
Kenrô Shinkun…
— Je n’avais jamais entendu parler de ce dieu.
— Quoi ? Mécréante ! C’est le seul qu’on puisse invoquer lorsqu’on se rend dans la mer Jaune !
— Mais les dieux ne manquent pas pourtant…
— La mer Jaune est un lieu que même les dieux ont délaissé. Kenrô Shinkun est le seul qui vienne en aide à ceux qui s’y aventurent.
— Ah bon… fit-elle d’une petite voix. Au même moment, un roulement de tambour retentit sur la place. Un silence de plomb lui succéda. « La porte de la Terre va ouvrir ! »